Rubrique

HOMO ECONOMICUS

 

  • Christoph A. Schaltegger
  • Professeur d’économie politique, Université de Lucerne
  • Directeur de l’Institut de politique économique suisse
  • Par Andreas Schaffner

«Milton Friedman doit être compris dans son contexte historique»

 Interview de Christoph A. Schaltegger, Professeur d’économie politique, Université de Lucerne – Directeur de l’Institut de politique éco­nomique suisse

Milton Friedman, lauréat du prix Nobel en 1976, est considéré comme l’un des économistes les plus importants du siècle dernier. Il a notamment conseillé les administrations Nixon et Reagan et, plus tard, le gouvernement Thatcher. Milton Friedman compte parmi les représentants les plus connus de l’école néolibérale américaine. Pour Christoph Schaltegger, il est grand temps de s’intéresser à nouveau sérieusement à ses théories monétaristes et cesser de se focaliser uniquement sur son discours néolibéral, trop souvent mal compris.

Pourquoi Milton Friedman est-il toujours d’actualité ?

Christoph Schaltegger: Il y a une réponse simple et une autre un peu compliquée. D’abord la simple.  L’économie et l’État sont devenus beaucoup plus interdépendants au cours des dernières décennies, bien avant la pandémie, y compris en Suisse. Avec deux mots-clés essentiels : l’économie d’État et l’État économique. Autrement dit, l’État revendique l’utilisation d’une part croissante du PIB, et il intervient de plus en plus dans l’activité économique, jusqu’à établir une nouvelle politique industrielle, par exemple.

Au vu de ces tendances, remettre au premier plan les forces libérales de l’économie de marché, comme Milton Friedman le recommandait dès les années 1960, n’est peut-être pas une si mauvaise idée. De plus, le monétarisme recommandé par Friedman pour la gestion de la politique monétaire retrouve de sa pertinence dans l’environnement économique actuel. Ne l’oublions pas, l’inflation reste un phénomène monétaire. Certes, la croissance de la masse monétaire ne conduit pas nécessairement à l’inflation, mais sans cette croissance, surtout  quand elle est exagérée, aucun processus inflationniste ne peut perdurer !

Et maintenant, la réponse plus compliquée …

Nous devrions ici oublier la caricature que la gauche, les conservateurs, mais aussi certains libéraux, font des «néolibéraux». Pour cela, il est utile de se plonger dans l’histoire de l’économie. Milton Friedman est né le 31 juillet 1912 à New York. Ses parents, originaires de l’actuelle Ukraine, sont arrivés en Amérique en tant qu’immigrants juifs. Jeune homme, Friedman connaissait donc de première main la puissance des «ennemis d’une société ouverte», pour reprendre l’expression de Karl Popper. Son engagement en faveur de la liberté de l’individu le rapproche de l’école autrichienne, fondée par Carl Menger, à Vienne, autour de Ludwig von Mises. Une école que le Prix Nobel Friedrich von Hayek va faire connaître quelques années plus tard. Milton Friedman a également participé, en avril 1947, à la réunion fondatrice de la Société du Mont Pèlerin, créée par Hayek pour relancer le libéralisme après la période des économies planifiées de la Seconde Guerre mondiale. Il en a même été le président, de 1970 à 1972. 

Quelles étaient les différences entre un Hayek, l’école des ordolibéraux fondée à Fribourg-en-Brisgau, avec des économistes comme Walter Eucken, et les «Chicago Boys» réunis autour de Milton Friedman ?

Les ordolibéraux allemands et Walter Eucken sont les fondateurs de l’Ordnungspolitik, pour qui la mission économique de l’État est de créer et de maintenir un cadre normatif permettant la «concurrence libre et non faussée». Mais ils considéraient  cet «Ordo», l’ordre, comme une catégorie également morale. Autrement dit, des conditions culturelles, institutionnelles et intellectuelles préalables sont nécessaires à une économie de marché. L’État doit créer ces conditions par un cadre approprié. A l’opposé, on avait les positions de Milton Friedman, qui faisait confiance par dessus tout aux forces du marché libre dans un environnement concurrentiel. «La concurrence est toujours et partout une bonne chose», pourrait-on dire, si l’on voulait résumer Milton Friedman et ses Chicago Boys à l’extrême. Hayek occupait une sorte de position intermédiaire, qu’il explique dans son opus magnum «Verfassung der Freiheit»,  la Constitution de la liberté.

Milton Friedman a assuré un jour que «la solution étatique à un problème est généralement aussi mauvaise que le problème». Était-il, contrairement aux ordolibéraux, un détracteur de l’État ?

Non, certainement pas. Milton Friedman est sans aucun doute un partisan du néo-libéralisme, c’est-à-dire un défenseur de la position selon laquelle l’État ne doit pas être cantonné à des tâches de veilleur de nuit. Mais il voyait aussi les problèmes qui peuvent survenir en cas de défaillance de l’État. C’est ce qui le rapproche de Hayek, qui lui aussi a décrit la concurrence comme un mécanisme efficient de recherche et de diffusion de nouvelles connaissances. Chez les ordolibéraux, ce qui était central, c’était l’organisation du marché par le prix, de manière tout à fait classique. Cela aussi doit être compris dans son contexte historique. Au début du XXe siècle, l’Allemagne, mais aussi, à bien des égards, la Suisse, était encore largement une économie d’État, avec souvent des mécanismes étatiques de fixation des prix. Le pas vers la libéralisation des prix a été franchi, contre vents et marées, par les ordolibéraux et, ensuite, par le chancelier allemand Ludwig Erhard avec son discours sur l’économie sociale de marché. On ne lui rendra jamais assez hommage pour cette avancée.

 Vous qualifieriez donc Milton Friedman et son école de Chicago de véritables néolibéraux ?

Oui, mais pas dans le sens de l’interprétation négative que le terme a connu dans les années 1990. Milton Friedman se fonde dans la tradition des libéraux européens du XIXe siècle. Chez lui, la liberté personnelle et la liberté économique sont indissociables. Le scepticisme de Milton Friedman à l’égard de l’État doit, à mon sens, être replacé dans son contexte historique. Il s’agissait de sauver les idées libérales après les économies de guerre et les expériences keynésiennes de «deficit spending».

Même s’il était mathématicien à l’origine, Friedman était bien plus qu’un de ces économistes qui s’enferment dans leur tour d’ivoire et se prêtent uniquement à des exercices intellectuels. Il a analysé la crise économique mondiale et s’est mêlé aux débats politiques. Il a défendu le droit des parents d’éduquer leurs enfants comme ils le voulaient, il a milité pour des crédits personnels de formation et a également demandé l’abolition du service militaire obligatoire. On sait aussi qu’il s’est engagé contre l’interdiction de la consommation de cannabis. Ses émissions TV étaient également très suivies. Il essayait de trouver la trace des origines de l’inflation dans d’anciennes villes de chercheurs d’or ou dans des plantations de tabac. Bien entendu, toujours avec un arrière-plan pédagogique et le bagage du monétariste. Nombre de ses interventions sont visibles sur Youtube. Je vous les recommande, cela vaut vraiment la peine !

 Attardons-nous donc un peu sur le monétarisme.

Bien volontiers. Aujourd’hui, plus aucun banquier central n’est un monétariste dogmatique, mais, au vu de l’inflation que l’on observe aux États-Unis et dans la zone euro, nous devons remettre la croissance de la masse monétaire au centre de l’analyse. Les banques nationales ont combattu les crises de ces dernières années en augmentant lourdement la masse monétaire et en élargissant leur bilan. Pendant cette période, la solution aux problèmes était toujours la même : encore plus d’argent pour l’économie, encore plus de dettes pour les États. Les conséquences de cette politique expansive se font aujourd’hui sentir. L’endettement public a augmenté, dans le monde entier, dans des proportions inédites. C’est d’ailleurs là que le monétarisme classique, qui se concentre sur la seule efficacité de la politique monétaire, atteint ses limites. Aujourd’hui, la politique fiscale devrait être également prise en compte, dans une vision globale.

 Le «choc Volcker», qui a eu lieu lorsque Paul Volcker, alors président de la Fed, a procédé en 1979 à une hausse massive des taux d’intérêt, est souvent cité comme une réussite du monétarisme. Comment analysez-vous cela aujourd’hui ?

Là aussi, il faut se rappeler les circonstances : la suppression de l’étalon-or après la fin du système de Bretton Woods a donné beaucoup de pouvoir aux banques centrales. Mais elles n’avaient pas vraiment d’expérience en matière de politique monétaire dans un environnement de taux de change flexibles. Il a donc fallu beaucoup expérimenter, beaucoup apprendre. De plus, après une défaite au Vietnam et des programmes de dépenses coûteux, les Etats-Unis se trouvaient dans une crise profonde. Le pays traversait une période de stagflation, c’est-à-dire une stagnation économique accompagnée d’une inflation croissante. La forte hausse du prix du pétrole augmentait les coûts de production et le chômage dépassait les 8%. Les taux directeurs exceptionnellement élevés, qui ont même atteint les 20%, ont certes freiné radicalement l’ensemble de l’économie, mais ils ont permis de maîtriser l’inflation. Le revers de la médaille de cette politique, c’est qu’elle a beaucoup impacté les pays pauvres.

Que s’est-il donc passé ?

Bien avant les décisions prises par Paul Volcker, les investisseurs avaient beaucoup prêté aux États d’Amérique latine, d’Afrique, mais aussi de Corée du Sud. Ces pays, assoiffés de capitaux, avaient accumulé des montagnes de dettes, à des taux d’intérêt réels peu élevés. Mais la fête s’est terminée brutalement avec les hausses des taux d’intérêt aux États-Unis. Les États endettés se sont retrouvés face à une énorme crise de la dette, car ces emprunts étaient tous libellés en dollars américains.

 Une comparaison avec la situation actuelle s’impose, avec l’invasion russe de l’Ukraine et le risque de récession. Est-ce que cela vous semble pertinent ?

Oui. Nous voyons aujourd’hui comment une demande qui reste forte se heurte à une offre qui n’arrive pas à suivre. Avec, par conséquent, une augmentation des prix. S’y ajoute le problème des chaînes d’approvisionnement et de la hausse des taux d’intérêt. Une stagflation persistante menace donc effectivement les pays occidentaux.

 Une forte inflation ne pourrait-elle pas être une bonne idée ?

En aucun cas! Vous connaissez la maxime de Lénine : «Pour détruire la société bourgeoise, il faut dévaster son système monétaire». Nous pouvons aussi nous souvenir d’une citation attribuée à l’ancien président de la Bundesbank, Otmar Emminger, un monétariste pragmatique comme son homologue suisse de l’époque, Fritz Leutwiler : «Celui qui flirte avec l’inflation devra ensuite l’épouser». Néanmoins, je pense qu’il ne faut pas seulement regarder la masse monétaire, mais aussi d’autres facteurs, comme le marché du travail et la politique fiscale.

 Venons-en à un autre point important, dont on ne cesse de parler : la concurrence qui réapparaît entre les systèmes, économiques et politiques. Quelle serait la position de Milton Friedman à cet égard ?

En effet, dans un certain sens, nous sommes retombés dans une sorte de guerre froide : économie de marché contre économie d’État, démocratie contre autocratie. La Russie et la Chine font partie de ces dernières. Il est donc important pour nous de nous agripper à nos valeurs de liberté et de ne pas sombrer dans une économie d’État, en plaçant toujours plus de domaines de notre économie sous sa tutelle. Les réflexes d’économie planifiée et de social-démocratie qui se sont imposés ces dernières années dans la politique économique doivent être combattus. Le capitalisme des petits copains, où le Big Business et le Big Government sont de mèche, nous mène aussi dans la mauvaise direction. Si la liberté économique disparaît, la liberté d’opinion – et la liberté politique – disparaîtront également.

 Que faut-il donc faire aujourd’hui, en une phrase ?

Plus d’Ordnungspolitik et moins d’économie mixte !

 

Bio

Christoph A. Schaltegger

Professeur d’économie politique, Université de Lucerne

 

Christoph Schaltegger est professeur ordinaire d’économie politique depuis 2010 et directeur de l’Institut de politique éco­nomique suisse à l’Université de Lucerne depuis 2021. Il ensei­gne également les finances publiques à l’Université de Saint-Gall. Il compte, selon le classement de la NZZ, parmi les économistes les plus influents de Suisse. Avant sa carrière académique, il a oeuvré dans le domaine de la politique financière et fiscale comme membre de la direction d’Economiesuisse,. Jusqu’en 2008, Christoph Schal­tegger a également été le conseiller de Hans-Rudolf Merz, chef du Département fédéral des finances. Christoph Schaltegger a terminé ses études par une licence en sciences économiques à l’université de Bâle, où il a également obtenu son doctorat en 2003, récom­pensé par le prix de la faculté en 2004. En 2009, il a obtenu son habilitation à l’université de Saint-Gall. Il est l’auteur avec Ivan Ada­movich du livre «Vom Kredit zur Schuld» (Du crédit à la dette).

    Vous aimerez aussi

    Sphere

    The Swiss Financial Arena

    L’agence SPHERE est spécialisée dans les relations investisseurs. Elle édite le magazine SPHERE dédié aux professionnels de la gestion de patrimoines et de la gestion d’actifs en Suisse et organise des événements financiers à l’attention de ce même public. Elle s’appuie sur les compétences et le réseau solide de ses associés, actifs dans l’industrie bancaire et financière depuis plus de quinze ans.

    Rue Barton 7
    Case postale 1806
    CH-1211 Genève 1

    P +41 22 566 17 31

    © 2023 Sphere Magazine | Site par Swiss House of Brands