L’Intégrale

Transition énergétique 2/4

    • Interview Pierre Mouton, Head of long-only strategies, et Alexis Sautereau, senior portfolio manager
    • NS Partners

    « Nous assistons bien à une privatisation des infrastructures énergétiques »

    Le deuxième volet de L’Intégrale s’intéresse à la transition énergétique – ou plutôt, à l’adaptation énergétique, selon l’expression privilégiée par Alexis Sautereau et Pierre Mouton. Ce deuxième interview de la série porte plus particulièrement sur le thème des infrastructures et l’impact majeur que les géants de la tech auront sur leur développement.

    Par Jérôme Sicard

    Comment adapter les infrastructures actuelles pour réduire la consommation d’énergie dans les transports ?

    Il va d’abord falloir prendre son mal en patience. Le retard accumulé est considérable. Les États-Unis en sont le parfait exemple : on a misé sur Internet, mais on a oublié que les routes et les câbles ont aussi leur importance. Résultat, on part pour quinze ans de mise à niveau des réseaux. Aujourd’hui, dans le mix énergétique, on arrive encore à composer, mais l’optimisation complète prendra du temps. Il y aura forcément un décalage entre l’état actuel des infrastructures et ce vers quoi on veut tendre. Il va donc falloir aussi accepter cette réalité : engager des dépenses aussi importantes et les amortir dans le temps aura forcément un effet inflationniste.

    Quels grands axes vont décider du renouvellement de ces infrastructures ?

    C’est un chantier monumental. L’Agence internationale de l’énergie estime qu’il faudra, à terme, remplacer ou installer 85 millions de kilomètres de câbles, soit un investissement de 1’500 milliards de dollars. Et encore, ce n’est qu’une partie du problème.

    Une fois que les infrastructures seront remises au goût du jour pour la partie hardware, il faudra alors adapter les systèmes. C’est plutôt la bonne nouvelle car nous allons vraiment rentrer dans une phase d’optimisation. La gestion intelligente de la production d’énergie et de sa distribution sera la clé de cette transition, ou plutôt de cette adaptation énergétique.

    Il y a déjà des solutions qui font déjà leurs preuves. Une plateforme comme Kraken, utilisée par de grands fournisseurs d’électricité, comme EDF, est en train de s’imposer à l’échelle mondiale. Mais son adoption tardive montre aussi à quel point ce secteur est encore largement archaïque.

    Quels sont les principaux problèmes rencontrés par les producteurs aujourd’hui ?

    Certains problèmes sont très concrets. Si l’on veut développer les énergies renouvelables, installer des éoliennes, des champs solaires ou même des parcs offshore, il faut trouver du terrain ou de l’espace, et ce n’est pas toujours évident.

    D’autres obstacles sont plus complexes, notamment ceux liés à la réglementation, surtout en Europe, où les gouvernements contrôlent les marchés de l’énergie et les utilisent parfois comme outils politiques. Prenez la France : l’an prochain, les tarifs de l’électricité vont baisser de 15 %. Nous doutons qu’EDF se satisfasse de ces annonces. On ne peut pas demander aux producteurs de développer des énergies renouvelables, qui coûtent cher à produire, tout en leur imposant de vendre leur électricité à un prix trop bas. Si on les serre des deux côtés, ça ne peut pas fonctionner.

    Les grands producteurs doivent-ils se réinventer ?

    Il ne s’agit pas pour les grands producteurs de se réinventer, mais plutôt de repenser le mix énergétique. Regardez l’évolution de Total : l’entreprise investit massivement dans un réseau de bornes de recharge sur les autoroutes. Ce n’est pas un simple coup de communication, c’est une démarche industrielle d’envergure.

    On observe la même logique avec le retour des centrales nucléaires, réactivées par les grands acteurs de la tech. C’est un basculement stratégique considérable. L’enjeu, ce n’est pas de tout révolutionner, mais d’aborder l’énergie avec de nouvelles perspectives.

    Des percées technologiques peuvent-elles permettre la modernisation de ces infrastructures ?

    L’intelligence artificielle va clairement apporter beaucoup de valeur et accélérer les progrès, mais il faut bien comprendre, au risque de se répéter, qu’on parle ici d’optimisation plus que de révolution. Aujourd’hui, les infrastructures, notamment les échangeurs et les systèmes d’interconnexion des réseaux, sont complètement obsolètes, dépassés technologiquement. Donc oui, il y a des évolutions, mais pas de transformation radicale à envisager du côté matériel.

    On modernise surtout des systèmes qui ont entre 30 et 50 ans. Le défi est énorme. L’enjeu repose surtout sur l’amélioration de la fluidité et de l’efficacité des réseaux. C’est là que les vraies avancées se décident, notamment grâce aux dernières générations de logiciels. L’intelligence artificielle va permettre aux opérateurs de franchir un cap majeur dans la gestion des réseaux. Et de démontrer accessoirement que la rentabilité ne dépend pas uniquement du coût de la matière première.

    Dans l’immédiat, ces systèmes coûtent malheureusement assez cher et les infrastructures existantes ne sont pas encore totalement adaptées pour leur exploitation.

    Faut-il repenser les infrastructures pour accélérer l’intégration des énergies renouvelables ?
    Oui, c’est l’un des enjeux majeurs auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui. Jusqu’à présent, nous fonctionnions avec des réseaux très centralisés : l’énergie était produite en un point et distribuée partout. Demain, nous entrerons dans un modèle totalement différent, où la production sera décentralisée et répartie sur des territoires entiers. Cela impose de nouvelles contraintes en termes de gestion du réseau et nécessite une architecture autrement plus flexible et forcément innovante.

    Si l’on pousse la réflexion plus loin, cela pourrait aller jusqu’aux mini-centrales nucléaires comme nouveaux pôles de production. Je ne parle pas forcément de centrales de quartier… mais après tout, pourquoi pas ? On parvient bien à mettre une centrale nucléaire dans un sous-marin, alors l’idée mérite d’être explorée. Et elle le sera.

    Donc, oui, il faut repenser les infrastructures, mais il faut quand même revenir sur le cas du gaz naturel. Il est en passe de prendre une place considérable dans le mix énergétique en raison de sa disponibilité, de son impact modéré en termes d’émission mais aussi du fait que les infrastructures existent déjà dans son cas ! elles demandent juste des adaptations à la marge.

    La volonté de Microsoft de produire et de contrôler sa propre énergie est-elle appelée à se généraliser, selon vous ?

    Je n’en suis pas certain qu’il soit possible aujourd’hui d’envisager ce genre de modèle en Europe. Aux Etats-Unis, oui, il est appelé à se généraliser. Microsoft n’est pas seul. Google, Meta, voire même JP Morgan, tous les grands de la data s’y mettent, avec des moyens considérables, car la facture énergétique liée à la gestion de leurs exaoctets de données justifie ces investissements en amont.

    C’est assez paradoxal, dans la mesure où la souveraineté énergétique est revenue au cœur des débats ! Pourtant, nous assistons bien à une privatisation des infrastructures énergétiques, autrefois gérées par les collectivités. Cela souligne aussi l’ampleur du besoin : ces entreprises repensent en profondeur la manière dont elles dimensionnent leur consommation énergétique. A raison : Amazon est devenu le premier acheteur mondial d’énergies renouvelables.

    Bien sûr, les montants en jeu – plusieurs milliards de dollars – impressionnent. Mais ce qui est encore plus fascinant, c’est l’exigence de fiabilité imposée à ces infrastructures. Les niveaux de service sont bien plus stricts que chez les producteurs classiques : la marge d’erreur est quasiment nulle, bien au-delà de ce qui nous semblerait raisonnable du point de vue d’un utilisateur domestique.

    Ces entreprises peuvent-elles devenir des producteurs à part entière et proposer leur surplus sur le marché ?

    En réalité, ce n’est pas Microsoft qui produit directement, mais Constellation. Il s’agit d’un partenariat, mais l’objectif est bien de sécuriser un approvisionnement. Et cela fonctionne. C’est la toute-puissance de ces grandes entreprises, devenues de véritables écosystèmes.

    Bill Gates a toujours été un fervent défenseur de l’énergie nucléaire. Finalement, c’est le secteur privé qui va montrer la voie. Ce sont des entreprises qui prennent l’initiative sur des enjeux énergétiques aussi importants, où se joue en partie l’avenir de l’humanité. C’est un changement de paradigme assez incroyable.

    Cela rappelle un peu l’histoire de SpaceX et de la fusée réutilisable. Faire revenir un lanceur était le Graal de tous les acteurs du spatial, et c’est une entreprise privée qui a réussi en premier.

    Il faut bien comprendre que ces géants ne font que s’inscrire dans une logique économique et industrielle de long terme, répondant ainsi aux fondamentaux d’un marché en pleine mutation.

    Parmi les nouvelles technologies qui émergent dans le secteur de l’énergie, lesquelles vous semblent les plus intéressantes d’un point de vue financier ?

    L’intelligence artificielle appliquée à l’optimisation des logiciels et à l’adaptation des réseaux a un potentiel extraordinaire. Il s’agit d’améliorer la gestion des infrastructures, la distribution et l’efficacité des services. Le saut technologique par rapport aux systèmes actuels est colossal. Pour la production d’énergie à proprement parler, l’hydrogène à grande échelle reste une piste très intéressante. Malheureusement, son coût reste pour le moment assez prohibitif.

    Pierre Mouton

    NS Partners

    Pierre Mouton a rejoint NS Partners en 2003. Il dirige les stratégies Long Only du groupe et il est membre également du comité d’allocation d’actifs. Pierre a débuté sa carrière financière en 1993 chez AG2R La Mondiale, où il a successivement géré des portefeuilles monétaires, obligataires et actions, avant de rejoindre en 2000 Fiduciary Trust à Genève et d’entrer ensuite chez NS Partners comme gestionnaire de portefeuille. En 2004, il a co-fondé Messidor Finance, avant de revenir chez NS Partners en 2010. Pierre Mouton est titulaire d’une licence et d’un master en finance, actuariat et gestion de portefeuille de SKEMA Business School à Lille, France.

    Alexis Sautereau

    NS Partners

    Alexis Sautereau a rejoint NS Partners en 2020. Il a plus de 20 ans d’expérience dans divers secteurs financiers. Il a commencé par travailler dans le trading d’options et d’actions avant de s’orienter vers le conseil en technologie puis la finance d’entreprise. En 1999, il rejoint Unigestion, l’un des leaders européens de la gestion alternative, dont il devient directeur exécutif, avant de le quitter en 2002 pour fonder Jam Research.

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